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Les politiques qui imposent des lois homophobes ou transphobes le font parfois au nom de l’anticolonialisme, présentant les minorités sexuelles et de genre comme des importations occidentales. Pourtant, ces lois sont souvent des résurgences de la période coloniale.
Depuis le 1er septembre 2025, en vertu d’une loi adoptée à l’unanimité par les 71 membres non élu·es de l’Assemblée législative de transition, l’homosexualité est illégale et passible de cinq ans de prison au Burkina Faso. Le ministre de la Justice et des Droits humains du pays, Edasso Rodrigue Bayala, a déclaré que cette nouvelle loi est une « réponse aux aspirations profondes de notre société », qui reflète un « respect des valeurs culturelles ».
Pourtant, comme le rappelle le site d’information Afrik.com, relayant la voix de nombreux·ses militant·es, « loin d’être une affirmation d’authenticité africaine, cette loi constitue un retour aux sources… coloniales. »
« Dans les cultures précoloniales, la diversité était la règle »
La criminalisation de l’intimité consensuelle entre adultes du même sexe et de l’expression ou de l’identité de genre différente de son sexe biologique viole le droit international et une série de droits humains tels que le respect de la dignité, de la vie privée, de l’égalité et de la non-discrimination. Pourtant, les relations homosexuelles sont désormais illégales dans 63 pays. Parmi eux, 12 prévoient la peine de mort et la législation de 20 États ciblent les personnes transgenres par le biais de lois interdisant « le travestissement », « l’usurpation d’identité » et le « port de déguisement ».
Dans la plupart des cas, ces lois oppressives ont été introduites par les autorités coloniales. Selon Victor Madrigal-Borloz, expert indépendant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre des Nations-Unies, dans les « cultures précoloniales, la diversité était la règle ». Selon lui, le colonialisme est l’une des principales causes des violences envers les minorités de genre et d’orientations sexuelles. [1]
Dans le territoire actuel du Nigeria, certaines communautés attribuaient le genre en fonction de l’âge plutôt que des caractéristiques génitales ; en Éthiopie, les Omoro alternaient de genre tous les huit ans au cours de leur vie ; au Ghana, les Dagaaba, définissaient le genre selon « l’énergie qu’une personne dégage » plutôt que sur des critères anatomiques.
De nombreuses recherches se sont intéressées notamment à l’acceptation voire la valorisation sociétale des personnes considérées comme appartenant à un troisième genre, « bispirituelles » dans des tribus canadienne, les Muxes au Mexique, les Hhijra en Inde et au Bangladesh, les Ttakatāpui en Nouvelle-Zélande et les sœurs et frères des Peuples aborigènes et peuples insulaires du détroit de Torres en Australie. Au Sénégal, les góor-jigéen, littéralement « homme-femme » en langue wolof, avaient un statut reconnu au sein de la société, souvent maîtres de cérémonie lors des mariages et baptêmes, et parfois dotés d’un rôle politique. Progressivement, l’expression est devenue synonyme d’homosexuel. Elle est aujourd’hui utilisée comme une injure. [2]
À l’instar des identités de genre diverses, les relations entre personnes du même sexe étaient également acceptées dans de nombreuses sociétés et de nombreuses cultures précoloniales. Au sein de certaines tribus kényanes, plusieurs traditions relatent des unions entre personnes de même sexe, comme chez les Meru (mariages entre hommes), ou les Kalenjin (mariages entre femmes). [3]
Un héritage colonial oppressif
Dès l’origine du projet colonial européen, des lois criminalisant les relations homosexuelles ont été imposées, notamment avec les lois sur la « sodomie », le « crime infâme » ou « l’acte contre l’ordre naturel », issus des traditions judéo-chrétiennes et du droit canonique, dans lesquelles les actes non procréatifs étaient jugés « abominables » ou « pervers ».
Les premiers textes réprimant les relations sexuelles entre hommes aux Antilles ont été imposés par l’Espagne. Les colons ont rencontré des communautés ayant d’autres mœurs sociales, sexuelles et familiales, éloignées des normes judéo-chrétiennes. Ils ont alors décrit la nudité, la polygamie, l’homosexualité et le travestisme comme des signes de barbarie et justifié l’interdiction de ces pratiques sous couvert de civilisation. La pratique du « péché abominable » constitue l’un des arguments avancés par Juan Ginés de Sepulveda dans son traité sur « les justes causes de la guerre contre les Indiens ». [4]
Dans l’Empire britannique, l’article 377 du Code pénal indien a criminalisé les « actes sexuels contre l’ordre de la nature », dont les relations homosexuelles. Ce texte a été progressivement étendu à d’autres colonies en Asie, en Afrique, dans le Pacifique, et les Caraïbes. [5] Cela a profondément modifié les modes de vie. En Inde, les Hijra, défini·es comme des personnes appartenant au troisième genre, une identité qui allait en contradiction avec la morale occidentale et leur conception du genre, ont été marginalisé·es, fiché·es et violenté·es par la police.
Cet héritage colonial est encore visible : parmi les pays qui considèrent que les relations homosexuelles sont illégales, plus de la moitié appartiennent au Commonwealth. Aujourd’hui, l’article 377 issu du droit colonial anglais reste presque intact dans la législation d’une vingtaine de pays africains, parmi lesquels le Botswana, la Gambie, le Kenya, le Lesotho, le Malawi, la Mauritanie, le Nigeria, la Somalie, l’Eswatini, le Soudan, la Tanzanie ou encore la Zambie. [6]
Dans les pays colonisés par la France, le Code Napoléon, appliqué dans les colonies, n’interdisait pas les relations homosexuelles entre adultes consentants, les relations homosexuelles ayant été dépénalisées en 1791 en France. Dans ce contexte, plusieurs pays francophones n’ont pas de loi spécifique criminalisant l’homosexualité (Bénin, Côte-d’Ivoire, République démocratique du Congo, par exemple). Cependant, l’administrateur colonial zélé a imposé ou facilité l’adoption de lois criminalisant la « sodomie », comme en Tunisie.
Un héritage colonial parfois méconnu
En 2018, la Cour suprême de l’Inde a déclaré l’article 377 contraire à sa Constitution et affirmé l’héritage colonial de cette loi : « Il y a cent cinquante-huit ans, une législature coloniale a rendu criminel, même pour des adultes consentants de même genre, le fait de trouver l’épanouissement dans l’amour. La loi les privait du simple droit, en tant qu’êtres humains, de vivre, d’aimer et de se mettre en couple comme la nature les a créés... Quatre-vingt-sept ans après l’adoption de cette loi, l’Inde s’est libérée de son passé colonial. […] Les citoyens d’une démocratie ne peuvent être contraints de voir leur vie plongée dans l’obscurité par une législation coloniale oppressive. » [7]
L’Afrique du Sud s’est également affranchie des normes coloniales en termes de diversité de genre et d’orientation sexuelle. Dès la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud est devenue le premier pays à adopter une clause anti-discrimination liée à l’orientation sexuelle dans sa Constitution. Cela a entraîné différentes avancées : interdiction de la discrimination à l’emploi (2006), âge de la majorité sexuelle identique selon le genre et l’orientation sexuelle (2007), interdiction de l’incitation à la haine liée à l’orientation sexuelle (2000), légalisation du mariage homosexuel via la loi sur l’union civile (2006). [8]
Pourtant, dans de nombreux pays, cet héritage colonial est méconnu ou nié pour mettre en avant de prétendues traditions ou valeurs culturelles à défendre contre « un agenda occidental » néocolonial qui imposerait le respect des droits des personnes LGBTQ+.
Une instrumentalisation de la décolonisation par les acteurs anti-droits
Invoquer « des valeurs culturelles » pour justifier la discrimination et la violence à l’encontre des personnes LGBTQ+ est une stratégie partagée aux quatre coins de la planète : en Russie, en Hongrie, en Géorgie, aux États-Unis, en Égypte…
En outre, dans certains pays anciennement colonisés, l’héritage colonial de la criminalisation est passé sous silence pour mettre en avant, à l’inverse, une pseudo « néo-colonisation » qui imposerait l’universalité des droits, en particulier pour les personnes LGBTQ+. La sociologue et écrivaine Nadia Chonville explique qu’ « une dialectique homophobe d’origine coloniale s’installe alors dans une dialectique homophobe contre le néocolonialisme » . [9] La Rapporteuse spéciale des Nations unies dans le domaine des droits culturels a travaillé sur l’instrumentalisation du discours anticolonial pour justifier que certains groupes se retrouvent privés de la jouissance de leurs droits humains. Elle explique que la mauvaise utilisation de l’histoire coloniale pour « justifier les violations des droits de l’homme contemporains » insulte la mémoire des libérateur·ices et sape leurs réalisations. [10]
Ces discours conservateurs souverainistes sont également encouragés par des États tiers qui les utilisent dans leurs relations internationales, comme outil de « soft power » à des fins économiques et politiques. À titre d’exemple, la Russie a organisé un événement faisant la promotion de « la souveraineté et des valeurs traditionnelles comme éléments cruciaux du développement stratégique sur le continent » durant le Forum économique Russie-Afrique de 2019, avec la participation de différentes personnalités politiques du continent. [[E. Edenborg, « Anti-Gender Politics as Discourse Coalitions : Russia’s Domestic
and International Promotion of "Traditional Values" » [en ligne], Problems of Post-Communism, 2021,
<https://www.tandfonline.com/doi/ful...]69]>
En octobre 2020, OpenDemocracy a révélé que 28 organisations américaines de droite chrétienne, souvent étroitement liées à l’administration Trump, ont dépensé plus de 280 millions de dollars pour influencer les lois, les politiques et l’opinion publique contre les droits sexuels et reproductifs. En dehors des États-Unis, ces groupes ont dépensé plus d’argent en Afrique (au moins 54 millions de dollars américains) que partout ailleurs dans le monde, à l’exception de l’Europe.
Nous vivons une époque de « post-vérité », qui exige de rétablir constamment les faits : les puissances coloniales ont imposé des normes excluantes, rompant avec des formes historiques de diversité dans les sociétés précoloniales. Déconstruire cet héritage est une nécessité pour promouvoir une réelle décolonisation. L’universalité des droits humains, en particulier des droits des personnes LGBTQ+, n’est pas une idée coloniale, bien au contraire. La colonisation a imposé des lois iniques et revenir à des normes inclusives est un acte décolonial.