Le 31 juillet 2024, la Cour criminelle du Tribunal de première instance de Dixinn à Conakry, a condamné huit haut gradés, dont l’ex-Président guinéen Moussa Dadis Camara, pour crimes contre l’humanité en lien avec leur responsabilité dans le massacre du 28 septembre 2009. Ce verdict historique a marqué l’aboutissement de la mobilisation déterminée des victimes regroupées au sein de l’Association des victimes et parents et amis du 28 septembre 2009 (AVIPA), de leurs avocat·es et des associations guinéennes telle que l’Organisation guinéenne de défense des droits de l’Homme et du citoyen (OGDH), accompagnées par la FIDH. La tenue de ce procès a également reposé sur une coopération étroite entre la Cour pénale internationale et les autorités guinéennes, illustrant concrètement la mise en œuvre du principe de complémentarité.
Le 28 septembre 2009, environ 50 000 personnes se sont regroupées au stade de Conakry pour protester contre la candidature annoncée de Moussa Dadis Camara à l’élection présidentielle, un an après son accession au pouvoir par un coup d’État. Ce 28 septembre et les jours qui ont suivi, des militaires de la junte au pouvoir ont orchestré un massacre dans le stade et ses alentours. Selon le rapport d’une commission d’enquête internationale mandatée par l’Organisation des Nations unies (ONU), au moins 109 femmes ont été violées, plus de 156 personnes ont été tuées ou disparues, et environ 1 500 personnes ont été blessées.
Dès 2009, la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert un examen préliminaire sur les crimes du 28 septembre, tout en engageant une coopération avec les autorités guinéennes et en menant des consultations avec les associations de victimes, la FIDH et son organisation membre, l’OGDH. Treize ans plus tard, le 28 septembre 2022, le procès s’est ouvert devant le tribunal de Dixinn à Conakry. Le verdict a été prononcé le 31 juillet 2024. Les faits ont été requalifiés en crimes contre l’humanité pour l’ex-Président guinéen Moussa Dadis Camara et sept hauts gradés. Ils ont été condamnés à des peines allant de 10 ans de prison à la réclusion à perpétuité.
Ce procès et ce verdict ont suscité un immense espoir pour la Guinée. Pour la première fois, la justice guinéenne a mené une enquête sur des crimes de droit international commis dans le pays, et a poursuivi puis condamné des hauts responsables de l’État et des forces de sécurité. Cela a marqué un tournant historique dans la lutte contre l’impunité en Afrique, incarnant un exemple concret de « complémentarité positive » entre justice nationale et justice internationale.
Mais cet élan a été brutalement terni : la grâce accordée à Dadis Camara, moins d’un an après sa condamnation et alors que les procédures d’appel sont toujours en cours, jette une ombre sérieuse sur ce processus. Elle soulève une question essentielle : la justice guinéenne est-elle réellement prête à garantir l’indépendance de ses décisions et à faire vivre le principe de complémentarité ?
Qu’est-ce que le principe de complémentarité ?
Le principe de complémentarité est l’un des principes fondateurs de la CPI. Il est énoncé dès le premier article de son statut, le Statut de Rome de 1998 : la Cour « est complémentaire des juridictions pénales nationales ». Cela signifie que la CPI est un tribunal de dernier ressort : les États ont la responsabilité première d’enquêter et de poursuivre les responsables de crimes internationaux. La Cour ne se substitue pas aux juridictions nationales et n’intervient que si un État est incapable ou refuse d’engager des poursuites au niveau national pour des crimes internationaux.
Lorsqu’un État membre de la CPI s’engage à mener à bien des enquêtes et des poursuites pour crimes internationaux au niveau national, la Cour peut apporter un soutien actif aux procédures (programmes de formations, matériel…) et échanger régulièrement avec les autorités, les victimes, et la société civile pour s’assurer du bon fonctionnement des procédures. La Cour peut cependant reprendre la main à tout moment si elle juge que l’État ne respecte pas ses engagements. Cette manière de coopérer se retrouve dans l’expression de « complémentarité positive » selon la CPI.
Le procès du 28 septembre 2009 : un exemple de complémentarité positive.
La Guinée est devenue un État partie au Statut de Rome en juillet 2003. La CPI a donc compétence sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ou de génocide commis sur son territoire ou par ses ressortissant·es. C’est pourquoi, dès octobre 2009, le Bureau du Procureur de la CPI s’est saisi de la situation et a annoncé l’ouverture d’un examen préliminaire sur les faits du 28 septembre 2009. Ce dernier a permis à la Cour d’estimer qu’il y avait « raisonnablement lieu de croire que les crimes contre l’humanité ont été commis le 28 septembre 2009 et les jours qui ont suivi ». Des meurtres, des emprisonnements (ou d’autres formes de privation de liberté), des tortures, des viols et des violences sexuelles, des persécutions et des disparitions forcées de personnes ont été observées par le Bureau du Procureur.
L’État guinéen a donc dû prendre une décision importante : s’engager à initier et soutenir des enquêtes et des poursuites contre les responsables au niveau national, ou laisser la CPI prendre le relais. Il a décidé d’ouvrir une instruction devant la justice guinéenne, ouvrant la voie à un processus qui a pu être suivi au plus près par les victimes et la population guinéenne.
La FIDH a toujours plaidé pour que la justice soit rendue autant que possible dans le pays où les crimes ont été commis et où vivent les auteurs de ces crimes et les personnes qui en ont été les victimes. C’est pourquoi la FIDH, l’OGDH, ses partenaires l’Association guinéenne d’orientation et de réflexion pour l’action (AGORA), l’Association des victimes, parents et amis du 28 septembre 2009 (AVIPA) et l’Association des familles des disparus du 28 septembre 2009 (AFADIS), ainsi que des dizaines de victimes ont déposé des plaintes au niveau national et se sont rapidement constituées parties civiles. Au fil des ans, 749 victimes ont pu être représentées. Pour la première fois en Guinée, des associations ont été reconnues parties civiles dans une procédure judiciaire. Cette instruction a marqué le début d’un long travail complémentaire entre les autorités guinéennes, ses partenaires diplomatiques (telle que la France), le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, le Bureau du Procureur et les représentant·es des parties civiles.
Pour Martin Pradel, membre du Groupe d’action judiciaire de la FIDH et avocat de la FIDH et des victimes dans ce procès, « tout le monde s’est mis au service d’une finalité : obtenir des actions concrètes pour permettre que ce processus de justice aboutisse ».
La FIDH a mis ce travail en avant dans un reportage datant de 2014 :
Dans le cadre de ce processus de complémentarité positive, des membres du Bureau du Procureur de la CPI se sont rendus plus d’une dizaine de fois en Guinée à partir de 2009. C’est le cas de Fatou Bensouda, procureure adjointe de 2004 à 2012, puis procureure générale de la Cour entre 2012 et 2021. Les représentant⋅es de la CPI se sont ainsi assuré⋅es de l’avancement des procédures auprès des autorités guinéennes et des associations, ont échangé sur les besoins en termes de matériel ou de formation auxquels la Cour pouvait répondre et ont rappelé qu’elle pouvait reprendre le contrôle en cas de manquement. Au cours de ces années, la FIDH, l’OGDH, et l’AVIPA, toutes trois parties civiles, ont aussi été régulièrement en contact avec des représentant·es du Bureau du Procureur, mais aussi des Nations Unies, et de plusieurs ambassades.
Avril 2016, La FIDH, l’OGDH et l’AVIPA reçoivent la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies et la Sous-secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme des Etats-Unis.
Ces échanges réguliers ont permis d’obtenir des avancées, pas à pas, dans la quête de justice pour les victimes et les survivant·es du 28 septembre 2009. Des avancées parfois très concrètes : les parties civiles ayant rapporté au Bureau du Procureur de la CPI que les juges guinéens devaient payer eux même le carburant de leur escorte, des véhicules pour les gendarmes s’occupant du transport et de la sécurité des juges et un budget dédié à l’essence ont pu être obtenus.
Avant même le procès, de nombreuses victoires d’étape ont marqué la procédure judiciaire, tant pour les survivant·es que pour la justice en elle-même : inculpation du Lieutenant-Colonel Moussa Tiegboro Camara en 2012 (alors toujours en exercice de ses fonctions de ministre), arrestation en 2013 d’un gendarme pour le viol d’une femme au stade de Conakry, mise en examen de Dadis Camara en 2015 (pour laquelle la FIDH a plaidé dès le début des procédures) …
Grâce à l’ensemble de ces avancées matérielles et procédurales – fruit du travail complémentaire entre tous les acteurs impliqués – le procès du massacre du 28 septembre a finalement pu s’ouvrir à une date symbolique : le 28 septembre 2022, 13 ans jour pour jour après les faits. Ce jour-là, dans un un bâtiment flambant neuf construit pour l’occasion, Onze accusés comparaissaient, dont plusieurs hauts responsables politiques et militaires. Etaient également présent.es des membres de la FIDH, de l’OGDH et de l’AVIPA représentant plus de 450 victimes à l’époque, ainsi que Karim Khan, le procureur de la CPI, et Pramila Patten, la représentante spéciale des Nations unies chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit.
Après l’ouverture du procès, la CPI a fermé l’examen préliminaire qui était en cours depuis 2009 et a signé un mémorandum d’accord avec les autorités guinéennes : les deux parties se sont engagées à continuer le travail de complémentarité pour veiller à la bonne application des mesures du verdict. Assurer la formation des juges et leur sécurité ainsi que celle des témoins, communiquer clairement sur chaque étape du procès, ou encore allouer les ressources nécessaires au bon fonctionnement du processus font partie des obligations de l’État guinéen sous ce mémorandum. La Cour a quant à elle toujours la capacité de rouvrir un examen ou une enquête si elle considère que : des mesures qui font obstacle au progrès des procédures judiciaires sont imposée, des sanctions pénales inefficaces ou disproportionnées sont adoptées, le mandat des juridictions sont obstruées, ou que l’accès des victimes à la justice est empêché d’une manière ou d’une autre, notamment par un délai trop important ou la suspension des procédures. La CPI s’est également engagée à continuer d’accompagner les procédures en contribuant aux divers projets et programmes d’échanges de connaissances et de soutien technique.
Chaque étape de ce procès emblématique et historique, tant pour la lutte contre l’impunité en Guinée que pour la justice internationale, a été très suivie par la population guinéenne et ailleurs dans le monde. Certaines audiences ainsi que le verdict du procès ont même été diffusés en direct sur Youtube, permettant d’être accessibles au plus grand nombre.
Un espoir face à l’impunité généralisée en Afrique de l’Ouest ?
Selon Hassatou Ba-Minté, responsable du bureau Afrique de la FIDH, « Le procès du 28 septembre 2009 peut non seulement être un exemple mais, surtout, un espoir pour les populations ouest-africaines, voire du monde entier, face à l’impunité généralisée. »
De fait, en Afrique de l’Ouest et ailleurs, de nombreuses personnes victimes de violations des droits humains attendent une forme de justice. C’est le cas au Mali, par exemple, où une loi d’entente nationale a été adoptée en 2019, entraînant l’abandon des poursuites contre les auteurs de crimes commis depuis le début de la guerre en 2012. Une loi adoptée malgré que le Procureur de la CPI ait affirmé qu’il existait une « base raisonnable pour croire que les crimes de guerre suivants ont été commis au Mali : meurtre, mutilation, traitements cruels et torture, fait de diriger intentionnellement des attaques contre des biens protégés, condamnations prononcées et exécutions effectuées sans un jugement préalable rendu par un tribunal régulièrement constitué, pillage, et viol ».
Cela a mené la CPI à juger Al Mahdi (condamné à neuf ans d’emprisonnement pour l’organisation d’attaques contre des bâtiments à caractère religieux et historique en 2016) et Al Hassan (condamné à 10 ans d’emprisonnement en 2024, dont le procès est toujours en cours). Ce dernier a été reconnu coupable pour « crime contre l’humanité de torture, de persécution et d’autres actes inhumains ; et des crimes de guerre de torture, d’atteintes à la dignité de la personne, mutilation, de traitements cruels et de prononcer des condamnations sans un jugement préalable rendu par un tribunal régulièrement constitué ». Cependant, la FIDH regrette que ce verdict ne reconnaisse pas la gravité et l’impact des crimes liés au genre, et manque l’occasion d’inclure la persécution fondée sur le genre dans la liste des crimes contre l’humanité. Quant au Mali, un seul procès national, celui d’Amadou Haya Sanogo, a pour l’instant été organisé dans le cadre des crimes commis depuis 2012.
Les victimes de la crise post-électorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire n’ont également jamais pu obtenir justice. De violentes confrontations, des affrontements armés et des offensives militaires ont causé la mort de plus de 3 000 personnes, pillages et actes de représailles contre les civil·es, dont de nombreux viols. Une enquête a été ouverte en 2011 par le Procureur de la CPI sur les crimes contre l’humanité de meurtre, viols, autres actes inhumains, tentatives de meurtre et persécutions. Il s’agit de la première enquête ouverte dans un pays ayant accepté la compétence de la Cour sans en être encore un État partie. Cette enquête a entraîné le procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé à la Haye. Cela aurait pu constituer un signe d’espoir important pour la justice en Côte d’Ivoire, mais Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ont été acquittés par la Cour en 2019.
Renforçant ce climat d’impunité, une amnistie présidentielle a aussi été adoptée en 2018 par le président Alassane Ouattara. La FIDH, la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (Lidho) et le Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH) ont dénoncé cette décision illégale et déposé un recours en « excès de pouvoir » auprès de la Cour suprême ivoirienne. Les trois organisations ont également saisi la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) au nom des victimes pour lui demander de déclarer l’amnistie de 2018 illégale au regard du droit international.
Une complémentarité mise à rude épreuve
Face à ces situations dramatiques pour les victimes, la FIDH prône une mise en œuvre effective de la complémentarité positive, comme cela a pu être le cas pendant un temps en Guinée.
« Tant qu’il n’y a pas eu de condamnation effective définitive, cette complémentarité positive a vocation à se poursuivre. » déclarait Martin Pradel, avocat membre du groupe d’action judiciaire de la FIDH et des victimes dans ce procès.
Mais un an après le verdict, même dans ce pays, la situation reste incertaine. Le procès en appel est toujours en attente, ce qui signifie que toutes les condamnations prononcées en première instance ne sont pas définitives. De plus, les réparations accordées à une partie des victimes en excluent plus de 400 autres sans explication claire. Une grâce présidentielle a même été accordée à Dadis Camara en mars 2025 alors qu’il avait été condamné à 20 ans d’emprisonnement pour crimes contre l’humanité et que la procédure en appel est toujours en cours. Cette décision met en péril le processus de justice, au mépris des victimes du massacre du 28 septembre 2009. Elle pourrait par ailleurs être considérée par la CPI comme une mesure qui fait obstacle au progrès des procédures judiciaires et donc un non-respect du mémorandum d’accord de 2022 par l’État guinéen, justifiant la ré-ouverture d’un examen préliminaire par la Cour.
Si le verdict rendu en 2024 par le tribunal de Dixinn a pu être perçu à raison comme une illustration concrète du principe de complémentarité positive entre la justice nationale et la CPI, ses acquis sont plus de menacés. Les récentes décisions des autorités guinéennes - en particulier la grâce accordée à l’ancien président, principal accusé, moins d’un an après sa condamnation, bien que le Bureau du Procureur de la CPI se veuille rassurant, remettent en question l’efficacité réelle de cette politique de complémentarité dans le cas de la Guinée.
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