Figure majeure du latin-jazz et de la salsa, Eddie Palmieri s’est éteint le 6 août 2025 à l’âge de 88 ans. Né à New York dans une famille portoricaine, il marque dès les années 1960 l’histoire de la musique avec La Perfecta, formation innovante remplaçant les trompettes par des trombones et explorant de nouveaux arrangements afro-cubains. Au fil d’une carrière de plus de soixante-dix ans, il enregistre des albums devenus des références, mêlant tradition et expérimentations harmoniques. Lauréat de dix Grammy Awards, Palmieri est le premier artiste latino récompensé dans la catégorie jazz latin avec The Sun of Latin Music. Voici donc notre sélection, certes subjectives et non exhaustive, des meilleurs albums d’Eddie Palmieri à écouter absolument ! L’occasion de redécouvrir un pan essentiel de l’histoire musicale du XXᵉ siècle.
Azúcar Pa’ Ti (1965)
Album manifeste d’une salsa encore en train de se faire, Azúcar Pa’ Ti révèle un Eddie Palmieri au sommet de art et encore à la tête de son groupe originel : La Perfecta. Son architecture est parfaite : orchestre resserré, cuivres tranchants et rythmique implacable qui soulève les corps sans demander la permission. Le chef d’orchestre-pianiste y mêle tradition afro-caribéenne et goût prononcé pour l’improvisation : la pièce-titre, longue et débridée, prend des allures de descarga — jam session bouillonnante où chaque musicien pousse l’autre à l’excès. On y trouve aussi l’enregistrement originel d’« Oyelo que te conviene », preuve que cet album n’est pas qu’une carte postale festive mais un vivier de thèmes qui nourriront la salsa moderne pendant des décennies. Bref : pour les collectionneurs comme pour les néophytes, Azúcar Pa’ Ti reste un brûlot essentiel — danse, intensité et swing — qui confirme Palmieri comme l’une des figures majeurs du jazz latin.
Justicia (1969)
Nous sommes en 1969. Pendant que les stars du rock s’embrasent autour de Woodstock, Eddie Palmieri compose une salsa autrement plus brûlante. Justicia éclôt dans un New York engagé, en prise avec les luttes sociales des Boricuas et Afro-Américains — et ça s’entend ! Ainsi, dès le titre Justicia, la voix d’Ismael Quintana clame « Cuándo llegará ? Justicia pa’ los boricuas y los niches » (Quand arrivera-t-elle ? Justice pour les Portoricains et les Noirs), comme un cri collectif lancé au chaos urbain.
Sous cette urgence rythmique, Palmieri tisse des ponts sonores entre le Mozambique, le soul et le jazz modal — son piano parfois rugueux rappelle McCoy Tyner et un certain Miles Davis. Dans My Spiritual Indian, le groove se fait brûlant, lancinant et onirique, instrumentale revendication d’une identité diasporique puissante. Et plus loin, Somewhere (West Side Story) devient un moment suspendu, presque une promesse de paix, portée par une mélodie familière réinventée. Une œuvre essentielle ; celle d’une salsa transformée en poésie politique.
Sentido (1972)
En 1973, au sommet de sa puissance créatrice, Eddie Palmieri livre Sentido — un concentré intense de salsa raffinée, enregistré sous le label Coco/Mango. C’est le dernier enregistrement avec Ismael Quintana, dont la voix incandescente insuffle une humanité brûlante aux cinq titres d’une trentaine de minutes.
L’album s’ouvre avec Puerto Rico, mélodie patriote où la chaleur du cuatro rencontre les barytons graves, portés par la tension vocale de Quintana. On enchaîne avec Adoración — une prière musicale lente, vibrante — et Condiciones Que Existen, funk-jazz chaloupé, preuve de la capacité de Palmieri à épicer ses arrangements d’un brin d’avant-garde.
Sentido n’est pas un disque expansif, mais un bijou compact où chaque note compte. Il assume pleinement sa brièveté pour mieux concentrer l’émotion — un concentré de fureur expressive et de sensibilité esthétique. L’excellence maîtrisée d’un maestro à fleur de peau, essentiel pour qui veut entendre la salsa dans son jus le plus profond.
The Sun of Latin Music (1974)
En 1974, dans les studios Electric Lady de New York, Eddie Palmieri signe The Sun of Latin Music, le premier album de salsa à décrocher un Grammy (Best Latin Recording, 1976). À 16 ans, Lalo Rodríguez prête sa voix aiguë et incandescente — voix d’une jeunesse promise à devenir icône romantique de la salsa — et c’est un choc. Palmieri ne cède rien aux formules faciles : le monumental Un día bonito, plus de 14 minutes, avec son ouverture méditative au piano, qui explose en une furie percussive et cuivrée, renverse les codes du genre.
Son orchestre : tuba grondant, violon étincelant, trombones acérés et saxophones barytons en embuscade, offre un son à la fois académique et viscéral — un compromis rare entre la danse et la déclamation musicale. The Sun of Latin Music est l’œuvre d’un rebelle inspiré : il repousse les frontières, métisse jazz, salsa et avant-garde, et impose une vision exigeante et pulsatile de la musique caribéenne. Un classique absolu, insolent, et inoubliable.
Lucumi, Macumba, Voodoo (1978)
À l’orée des années 80, Eddie Palmieri s’aventure là où peu ont osé — au cœur des rites caribéens, mais à sa manière. Lucumí, Macumba, Voodoo (Epic, 1978) explore les pulsations profondes du Lucumí, de la Macumba et du Vaudou : pas une simple évocation, mais une immersion orchestrée, où ces cultes, chants et musiques sacrées deviennent terrain de jeu et d’arrangements subtils.
Orchestre solide : Ronnie Cuber (sax), “Chocolate” Armenteros (trompette), Francisco Aguabella (percussions), Dom Um Romão (batterie), jusqu’à son frère Charlie (piano/orgue) et le légendaire Cachao à la basse. Des musiciens de haute volée, parfaits pour traduire cette tension mystique en tempos exaltés ou hypnotiques.
Le titre d’ouverture — Lucumí, Macumba, Voodoo — agit comme un portail, tandis que “Colombia Te Canto” et le medley “Mi Congo Te Llama” tissent une géographie sonore flamboyante. Exit la salsa attendue : place à un voyage ténébreux, organique, où chaque note convoque un mythe, une litanie ancestrale.
Sueño (1989)
En 1989, Eddie Palmieri livre avec Sueño un disque incandescent, où l’énergie phénoménale du maestro du montuno s’impose dès la première note. Produit par Kip Hanrahan et Vera Brandes, l’album réunit une pléiade d’invités prestigieux : David Sanborn au saxophone, Mike Stern à la guitare, Brian Lynch à la trompette, Charles Sepulveda, et bien sûr Palmieri lui-même, qui démontre pourquoi il reste l’un des pianistes les plus novateurs de la musique afro-caribéenne.
Dans le livret, Hanrahan salue non seulement la virtuosité d’Eddie, mais aussi sa capacité à transcender son instrument : « Ce n’est pas seulement que tu es le plus grand joueur de montuno ; c’est que personne ne sait guider un groupe, captiver un public et créer une ambiance électrique comme toi. »
Sueño mêle passion et inventivité, propulsant le jazz latin dans des territoires inexplorés. Les solistes, tous en feu, donnent vie à ce rêve vibrant, un équilibre parfait entre puissance et finesse.
Palmas (1994)
Sur Palmas, Eddie Palmieri reprend la main : pas de nostalgie, ni de confort ; mais une attaque frontale où salsa et jazz se fondent sans concession. L’album, publié en 1994 sur les prestigieux labels Nonesuch/Elektra, fait entendre un chef d’orchestre-pianiste en état de grâce — compositions nerveuses, montunos précis et éclats de piano qui mordent.
Ce qui frappe, c’est la masse orchestrale : cuivres incisifs (Brian Lynch, Donald Harrison parmi les solistes), lignes de basse serrées et une rythmique qui pulse comme un cœur urbain. Les titres alternent explosions collectives et plages où le piano se fait méditatif, laissant aux solistes un espace d’expression.
Palmas n’est pas un disque de compromis ; c’est un manifeste d’énergie contrôlée, propre à faire vaciller les frontières entre danse et écoute concentrée. Pour qui cherche la salsa repensée à l’aune du jazz moderne, c’est un passage obligé : vif, exigeant et terriblement vivant.
Le vinyle, une culture
Si vous n’avez pas encore succombé au retour du vinyle, qui n’a par ailleurs jamais disparu, il est temps de vous y mettre.
Bien plus qu’un simple objet, il séduit de plus en plus, néophytes et passionnées, par la qualité de ses pochettes, sa fidélité sonore et la richesse du son.
De plus, il permet de se réapproprier l’instant et de prendre le temps.
Tout commence par ce petit rituel, où l’on choisit son disque, puis on extrait la galette de sa pochette et de son étui en plastique. Il faut ensuite la poser sur la platine, positionner soigneusement l’aiguille, savoir apprécier son crépitement si caractéristique, s’assoir et écouter, en parcourant la jaquette.
Soutenez-nous
Nous vous encourageons à utiliser les liens d’affiliation présents dans cette publication. Ces liens vers les produits que nous conseillons, nous permettent de nous rémunérer, moyennant une petite commission, sur les produits achetés : livres, vinyles, CD, DVD, billetterie, etc. Cela constitue la principale source de rémunération de CulturAdvisor et nous permet de continuer à vous informer sur des événements culturels passionnants et de contribuer à la mise en valeur de notre culture commune.
Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne écoute.
Hakim Aoudia.