Introduction
L’épilepsie, affectant environ 1% de la population mondiale et plus de 600 000 personnes en France, est bien connue pour ses manifestations critiques spectaculaires – les crises convulsives. Cependant, une dimension souvent méconnue et sous-estimée de cette pathologie neurologique concerne les troubles du comportement, particulièrement ceux survenant dans la période post-critique, c’est-à-dire immédiatement après une crise d’épilepsie.
Ces troubles comportementaux post-critiques peuvent être aussi invalidants que les crises elles-mêmes, compromettant gravement la qualité de vie, les relations sociales et l’autonomie des personnes épileptiques. Confusion profonde, agitation intense, agressivité, fugues, comportements automatiques inappropriés, état crépusculaire prolongé – ces manifestations créent des situations difficiles et parfois dangereuses pour la personne et son entourage.
Au-delà de la période post-critique, l’épilepsie s’associe fréquemment à des troubles comportementaux chroniques qui peuvent précéder, accompagner ou suivre le développement des crises. Irritabilité, troubles de l’humeur, anxiété, troubles cognitifs et modifications de la personnalité affectent environ 30 à 50% des personnes épileptiques, avec un impact majeur sur leur fonctionnement quotidien et leur insertion sociale.
La relation entre épilepsie et troubles du comportement est bidirectionnelle et complexe. Les crises épileptiques et l’activité électrique anormale cérébrale peuvent générer des troubles comportementaux. Inversement, certains troubles psychiatriques ou comportementaux peuvent augmenter le risque de crises. Les médicaments antiépileptiques eux-mêmes peuvent induire ou aggraver des troubles comportementaux. Cette intrication complexe nécessite une approche globale, neurologique et psychiatrique, pour une prise en charge optimale.
Comprendre l’épilepsie et ses mécanismes
Définitions et classifications
L’épilepsie est définie par la survenue récurrente de crises épileptiques, manifestations cliniques transitoires résultant de décharges électriques anormales, excessives et synchrones de groupes de neurones cérébraux. Ces décharges perturbent temporairement le fonctionnement cérébral normal, créant des symptômes variables selon les régions cérébrales affectées.
Les crises épileptiques sont classées selon leur origine et leurs manifestations. Les crises généralisées impliquent d’emblée l’ensemble du cerveau, incluant les crises tonico-cloniques (anciennement « grand mal »), les absences, les crises myocloniques, toniques, atoniques et cloniques. Les crises focales (anciennement « partielles ») débutent dans une région cérébrale spécifique et peuvent rester localisées ou se généraliser secondairement.
Les crises focales se divisent en crises avec conscience préservée (la personne reste consciente de ce qui se passe) et crises avec altération de la conscience (anciennement « crises partielles complexes »), où la personne perd contact avec son environnement. C’est particulièrement dans ce dernier type de crises que les troubles comportementaux post-critiques sont fréquents et sévères.
Mécanismes neurobiologiques
Les crises épileptiques résultent d’un déséquilibre entre excitation et inhibition neuronale. Normalement, les neurones excitateurs (utilisant le glutamate) et inhibiteurs (utilisant le GABA) s’équilibrent mutuellement. Dans l’épilepsie, cet équilibre est rompu, favorisant l’hyperexcitabilité et les décharges synchrones anormales.
Après une crise, le cerveau entre dans une période réfractaire durant laquelle les neurones sont temporairement épuisés et hyperpolarisés, rendant difficile le déclenchement d’une nouvelle crise. Cette période s’accompagne de modifications neurochimiques profondes : déplétion en neurotransmetteurs, accumulation d’acide lactique, perturbations métaboliques, inflammation locale.
Ces modifications post-critiques expliquent en grande partie les troubles comportementaux observés. Le cerveau, temporairement dysfonctionnel après l’orage électrique de la crise, peine à reprendre son fonctionnement normal, créant confusion, désorientation et troubles du comportement.
L’activité électrique anormale intercritique (entre les crises) peut également perturber le fonctionnement cérébral. Des décharges épileptiques infracliniques (ne produisant pas de crise visible) peuvent affecter les fonctions cognitives et comportementales, particulièrement lorsqu’elles surviennent durant le sommeil.
Épilepsies et régions cérébrales
La localisation du foyer épileptique influence considérablement les manifestations comportementales.
L’épilepsie temporale, la forme la plus fréquente des épilepsies focales, est particulièrement associée à des troubles comportementaux. Le lobe temporal, incluant l’hippocampe et l’amygdale, joue un rôle crucial dans la mémoire, les émotions et le comportement. Son dysfonctionnement épileptique génère fréquemment anxiété, troubles de l’humeur, troubles de mémoire et comportements automatiques complexes.
L’épilepsie frontale affecte les régions cérébrales responsables du contrôle exécutif, de l’inhibition comportementale et de la régulation émotionnelle. Elle s’associe fréquemment à impulsivité, désinhibition, troubles attentionnels et modifications de la personnalité.
Les épilepsies généralisées affectent globalement le cerveau et s’associent plus souvent à des troubles cognitifs (ralentissement, troubles attentionnels) qu’à des troubles comportementaux spécifiques, bien que ceux-ci puissent survenir.
La période post-critique : manifestations et mécanismes
Définition et durée
La période post-critique (ou post-ictale) désigne la phase suivant immédiatement une crise d’épilepsie, durant laquelle le cerveau se remet progressivement de la perturbation électrique et métabolique. Sa durée est très variable : de quelques minutes à plusieurs heures, voire plusieurs jours dans certains cas.
Cette variabilité dépend de multiples facteurs : type de crise (les crises tonico-cloniques généralisées induisent généralement une période post-critique plus longue), durée de la crise, fréquence des crises (des crises rapprochées prolongent la période de récupération), âge de la personne, traitements médicamenteux, et facteurs individuels.
Confusion et désorientation
La confusion post-critique constitue la manifestation la plus fréquente. La personne émerge progressivement de la crise dans un état de conscience altérée : désorientée dans le temps et l’espace, ne reconnaissant pas toujours son environnement familier, incapable de se souvenir de la crise elle-même (amnésie post-critique).
Cette confusion peut prendre différentes formes en termes de sévérité. Dans les formes légères, la personne semble « dans le brouillard », lente à répondre, légèrement confuse mais coopérante. Dans les formes sévères, la confusion est profonde, la personne semble complètement perdue, ne comprend pas ce qu’on lui dit, peut ne pas reconnaître ses proches.
La désorientation temporo-spatiale est caractéristique. La personne ne sait plus quel jour on est, où elle se trouve, ce qu’elle faisait avant la crise. Cette désorientation génère naturellement anxiété et agitation.
L’amnésie post-critique peut porter sur la crise elle-même (la personne ne garde aucun souvenir de ce qui s’est passé) et sur les événements précédant immédiatement la crise (amnésie rétrograde). Cette amnésie peut être source de détresse lorsque la personne réalise avoir « perdu » du temps.
Agitation et agressivité
L’agitation post-critique est fréquente et peut être spectaculaire. La personne confuse peut chercher à se lever, à partir, à retirer les dispositifs médicaux si elle est hospitalisée, résister aux tentatives de contention ou de réorientation.
Cette agitation résulte de plusieurs mécanismes : la confusion génère anxiété et besoin de « fuir » une situation incompréhensible, l’irritabilité post-critique abaisse le seuil de tolérance à la frustration, les tentatives de contention ou de restriction sont perçues comme menaçantes dans l’état de confusion.
L’agressivité post-critique peut être verbale (insultes, menaces) ou physique (coups, morsures, tentatives de fuite). Contrairement à l’agressivité délibérée, l’agressivité post-critique est non intentionnelle, réflexe, résultant de la confusion et de la perception déformée de l’environnement. La personne ne se souvient généralement pas de ces comportements agressifs une fois la confusion dissipée.
Les facteurs augmentant le risque d’agressivité post-critique incluent : épilepsie frontale ou temporale, crises fréquentes, confusion profonde et prolongée, tentatives de contention physique, environnement inconnu et bruyant (comme un service d’urgences).
Comportements automatiques
Les automatismes post-critiques sont des comportements moteurs involontaires, répétitifs et sans but apparent, survenant dans un état de conscience altérée. Ils peuvent commencer durant la crise elle-même (automatismes critiques) et se poursuivre en phase post-critique.
Ces automatismes peuvent être simples : mâchonnements, déglutitions répétées, gestes de fouille dans les vêtements, manipulations d’objets. Ou plus complexes : déambulation, déshabillage, rangement ou déplacement d’objets, comportements habituels exécutés de manière automatique (mettre la table, plier du linge).
Les fugues post-critiques constituent une forme particulière d’automatisme où la personne, dans un état crépusculaire, quitte son environnement et déambule sans but précis, parfois sur de longues distances. Elle peut traverser des rues, prendre les transports en commun, tout en étant dans un état de conscience altérée. Ces fugues créent des situations dangereuses et angoissantes pour l’entourage.
Les automatismes et fugues post-critiques posent des problèmes de sécurité majeurs et de responsabilité légale lorsque la personne commet des actes inappropriés ou dangereux durant ces états.
Psychose post-critique
La psychose post-critique est plus rare mais particulièrement perturbante. Elle se manifeste par des hallucinations (généralement visuelles ou auditives), des idées délirantes (souvent de persécution ou mystiques), une agitation marquée, parfois un état maniaque avec euphorie inadaptée et logorrhée.
Cette psychose post-critique survient généralement 12 à 72 heures après une crise (ou une série de crises), parfois après une phase de lucidité intermédiaire. Elle peut durer de quelques heures à plusieurs semaines dans les cas les plus sévères. Elle nécessite souvent une prise en charge psychiatrique avec hospitalisation et traitement neuroleptique.
Les facteurs de risque incluent épilepsie temporale gauche, crises fréquentes ou en cluster, antécédents de troubles psychiatriques, et certains traitements antiépileptiques.
Troubles de l’humeur post-critiques
La dépression post-critique peut survenir dans les heures ou jours suivant une crise, se manifestant par tristesse profonde, pleurs, ralentissement psychomoteur, idées noires. Cette dépression est généralement transitoire (quelques heures à quelques jours) mais le risque suicidaire peut être élevé durant cette période.
L’anxiété post-critique avec sentiment de peur, d’appréhension, parfois attaques de panique, est fréquente. Elle peut être aggravée par le souvenir confus d’avoir fait une crise et par la peur d’une récidive.
L’irritabilité et la dysphorie (humeur négative, insatisfaction généralisée) peuvent persister plusieurs jours après une crise, créant tensions familiales et difficultés professionnelles.
Troubles comportementaux chroniques dans l’épilepsie
Troubles psychiatriques comorbides
Les troubles psychiatriques sont 2 à 3 fois plus fréquents chez les personnes épileptiques que dans la population générale.
La dépression affecte 30 à 50% des personnes épileptiques à un moment de leur vie, avec un risque de suicide 5 fois supérieur à la population générale. Cette dépression résulte de facteurs multiples : neurobiologiques (dysfonctionnements des circuits limbiques impliqués à la fois dans l’épilepsie et la régulation de l’humeur), psychologiques réactionnels (impact du diagnostic, stigmatisation, limitations), et iatrogènes (certains antiépileptiques peuvent induire ou aggraver la dépression).
Les troubles anxieux touchent 20 à 40% des personnes épileptiques : anxiété généralisée, trouble panique, phobies. L’anxiété peut être aggravée par la peur permanente d’une crise survenant dans une situation embarrassante ou dangereuse.
Les troubles bipolaires sont plus fréquents dans l’épilepsie, particulièrement l’épilepsie temporale. L’alternance de phases dépressives et maniaques peut être difficile à distinguer des fluctuations d’humeur liées aux crises elles-mêmes.
Les troubles psychotiques interictaux (entre les crises), bien que plus rares (5-10% des épilepsies), peuvent survenir, particulièrement dans l’épilepsie temporale de longue durée. Ils se manifestent par des hallucinations, des idées délirantes persistantes, nécessitant un traitement psychiatrique au long cours.
Troubles cognitifs
Les troubles cognitifs dans l’épilepsie résultent de facteurs multiples : lésions cérébrales à l’origine de l’épilepsie, crises répétées elles-mêmes (chaque crise peut causer de micro-lésions), activité électrique anormale intercritique perturbant le fonctionnement cérébral, et effets secondaires des traitements antiépileptiques.
Les troubles de mémoire sont fréquents, particulièrement dans l’épilepsie temporale qui affecte l’hippocampe, structure cruciale pour la mémoire. Les patients décrivent difficultés à retenir de nouvelles informations, oublis fréquents dans la vie quotidienne, besoin de répétition pour mémoriser.
Les troubles attentionnels avec distractibilité, difficultés de concentration, fatigabilité cognitive rapide affectent significativement les performances scolaires et professionnelles.
Le ralentissement du traitement de l’information se manifeste par un temps de réaction allongé, une lenteur dans les tâches cognitives, aggravée souvent par les traitements antiépileptiques sédatifs.
Les troubles des fonctions exécutives (planification, flexibilité mentale, inhibition) sont particulièrement marqués dans l’épilepsie frontale, compromettant l’autonomie dans les tâches complexes.
Modifications de personnalité
Les modifications de personnalité peuvent survenir dans les épilepsies de longue durée, particulièrement temporales. Ces changements incluent : hyper-religiosité ou préoccupations philosophiques excessives, hypergraphie (tendance à écrire de manière excessive et compulsive), viscosité mentale (tendance à s’attarder longuement sur les détails), émotions intensifiées, modifications de la sexualité (généralement hypo sexualité).
L’irritabilité chronique constitue une plainte fréquente des proches. Le seuil de tolérance à la frustration est abaissé, les réactions émotionnelles excessives, créant tensions familiales et difficultés relationnelles.
Impact sur la vie quotidienne et les proches
Limitations et handicap
L’épilepsie, au-delà des crises elles-mêmes, crée des limitations importantes dans la vie quotidienne.
Les restrictions d’activités incluent interdiction de conduire (en France, contrôle des crises depuis au moins 1 an nécessaire), limitations dans certaines activités professionnelles (travail en hauteur, près de machines dangereuses, conduite professionnelle), prudence dans les activités de loisir (natation surveillée, éviter certains sports à risque).
La peur permanente d’une crise crée une anxiété anticipatoire invalidante. La personne évite certaines situations (sorties, situations sociales) par crainte qu’une crise ne survienne dans un contexte embarrassant.
La stigmatisation sociale reste importante malgré une meilleure information du public. Les personnes épileptiques font face à des préjugés, des discriminations à l’embauche, des ruptures de relations lorsque le diagnostic est révélé.
L’impact professionnel est majeur : difficultés d’accès à certains emplois, absentéisme lié aux crises et à leur période post-critique, performances réduites par les troubles cognitifs et les effets secondaires des traitements.
Charge pour les aidants
Les proches de personnes épileptiques, particulièrement lorsque les crises sont fréquentes ou les troubles comportementaux importants, portent une charge significative.
L’hypervigilance permanente, particulièrement pour les parents d’enfants épileptiques ou les conjoints, crée une tension constante. La crainte qu’une crise survienne à tout moment, l’inquiétude concernant les comportements post-critiques potentiellement dangereux maintiennent un état de stress chronique.
La gestion des crises et de leurs suites nécessite formation et sang-froid : savoir réagir pendant la crise, gérer la confusion et l’agitation post-critique, reconnaître quand une hospitalisation est nécessaire.
Les adaptations du quotidien (aménagement du domicile pour la sécurité, organisation permettant surveillance, limitations des activités familiales) pèsent sur toute la famille.
L’isolement social peut s’installer, les familles évitant certaines situations par crainte d’une crise en public.
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