En 2025, le monde du jazz célèbre le centenaire de la naissance de Mal Waldron, pianiste visionnaire dont l’œuvre traverse les époques sans perdre de sa force. Fidèle compagnon de Billie Holiday dans ses dernières années, mais également de John Coltrane, Eric Dolphy ou Steve Lacy, ce compositeur exigeant et improvisateur intransigeant a façonné une esthétique singulière où la répétition hypnotique rejoint la densité émotionnelle. Son jeu, souvent qualifié de sombre et méditatif, continue d’inspirer de nouvelles générations de musiciens et de passionnés. L’occasion de (re)découvrir une quête musicale radicale, enracinée dans le blues mais ouverte à toutes les modernités. Voici donc notre sélection, certes subjective et non exhaustive, des meilleurs albums de Mal Waldron à écouter absolument, en vinyle de préférence !
MAL-1 (1957)
MAL-1, premier disque officiel de Mal Waldron, impose d’emblée une voix pianistique singulière : sombre, angulaire et profondément lyrique. Enregistré le 9 novembre 1956 et paru chez Prestige au printemps 1957, cet album en quintette capture un jeune maître en pleine ascension.
Aux côtés de Waldron, les souffles affûtés de Gigi Gryce (alto) et d’Idrees Sulieman (trompette) tissent un dialogue tendu avec la section rythmique, offrant des solos serrés et une cohésion de groupe digne des meilleures sessions hard-bop de l’époque.
MAL-1 mêle standards revisités et compositions originales où la répétition obsessante et l’économie de moyens laissent surgir une tension dramatique — signature qui deviendra la marque sonore de Waldron. Les arrangements respirent, l’énergie est concentrée : chaque plage révèle une attention aux silences autant qu’aux notes.
MAL/2 (1957)
Mal/2 s’impose comme un jalon majeur dans la discographie de Mal Waldron : enregistré les 19 avril et 17 mai 1957 aux studios Van Gelder à Hackensack (New Jersey) et publié par Prestige en novembre de la même année, cet album réunit une formation étoilée dans un esprit hard-bop déjà mûr.
Le sextet comprend Mal Waldron au piano, John Coltrane au saxophone ténor, Idrees Sulieman et Bill Hardman à la trompette selon les plages, Jackie McLean à l’alto, Sahib Shihab à l’alto ou baritone, Julian Euell à la contrebasse, avec Ed Thigpen ou Art Taylor à la batterie.
Le répertoire mêle standards (“From This Moment On”, “The Way You Look Tonight”) à des compositions plus personnelles voire méditatives, dont la poignante “Don’t Explain”, hommage indirect à Billie Holiday.
MAL/3 Sounds (1958)
L’album Mal/3 Sounds, enregistré le 31 janvier 1958 au célèbre Van Gelder Studio de Hackensack (New Jersey) et publié sur le label New Jazz, marque une étape supplémentaire dans l’évolution artistique de Mal Waldron. Ici, Waldron pousse ses frontières musicales : il orchestre une formation riche — Art Farmer à la trompette, Eric Dixon à la flûte, Calo Scott au violoncelle, Julian Euell à la contrebasse, Elvin Jones à la batterie — et insère des nuances vocales inattendues par la présence d’Elaine Waldron sur deux morceaux.
Le répertoire se compose surtout de compositions originales — « Tension », « Ollie’s Caravan », « Portrait of a Young Mother » — où la palette sonore se diversifie : le violoncelle ajoute un timbre enveloppant, la flûte apporte légèreté et poésie, tandis que le jeu rythmique reste tendu, presque crispé, comme soulignant l’intensité émotionnelle latente.
MAL/4 Trio (1958)
Mal/4 Trio, enregistré le 26 septembre 1958 au fameux Van Gelder Studio à Hackensack (New Jersey), révèle Mal Waldron dans sa plus simple vérité, débarrassé de tout ornement. Sorti sur le label New Jazz, cet album de trio le place face à Addison Farmer (basse) et Kenny Dennis (batterie), et offre un terrain de jeu réduit mais d’une densité rare.
Le piano de Mal Waldron y brille par son style « brooding » déjà bien affirmé : le jeu est patient, rythmique, construit autour de motifs répétés qui, loin de lasser, creusent l’intensité. On y trouve aussi des standards revisités — Like Someone in Love, Get Happy, Too Close for Comfort — qui servent de contrepoint lumineux aux compositions originales, comme Splidium-Dow ou J.M.’s Dream Doll.
The Quest (1962)
The Quest est un album fondamental dans la discographie de Mal Waldron : enregistré le 27 juin 1961 au studio Van Gelder à Englewood Cliffs, New Jersey, et publié en 1962 sur le label New Jazz. Waldron est ici entouré d’une formation brillante : Eric Dolphy (alto saxophone & clarinette), Booker Ervin (ténor), Ron Carter au violoncelle, Joe Benjamin à la basse et Charlie Persip à la batterie.
Le répertoire, intégralement composé par Waldron, oscille entre hard-bop et avant-garde, soulignant à la fois la densité harmonique et la liberté lyrique. Chaque morceau offre une texture particulière : le très vif « Status Seeking » initie l’album avec un mordant presque ritualiste, tandis que « Warm Canto », avec Dolphy à la clarinette, installe une atmosphère plus méditative. Les lignes de violoncelle de Ron Carter apportent une couleur rare, presque chambre, contrastant avec les envolées expressives des saxophones.
All Alone (1966)
All Alone est un album solo de Mal Waldron, enregistré en 1966 et publié la même année par le label Victor. Sur ce disque, Waldron est seul face au piano — aucun accompagnement — ce qui révèle sans filtre son écriture, son sens du silence et de l’espace.
Le répertoire mêle compositions personnelles telles que Due Torri, A View of S. Luca, Blue Summer, Three for Cicci, et pièces plus tragiquement évocatrices comme Waltz of Oblivious. L’album offre une palette contrastée : certaines plages sont d’une douceur méditative, d’autres davantage tourmentées, où chaque note est pesée, chaque silence calculé.
Ce qui frappe dans All Alone, c’est la densité expressive malgré l’économie du dispositif : Waldron s’en remet à sa main gauche, à ses motifs hypnotiques répétitifs, à ses envolées mélodiques retenues, pour construire une atmosphère à la fois intime et universelle. Il n’y a pas de virtuosité ostentatoire ici, mais une gravité, une présence qui touche.
Free at Last (1969)
Free at Last marque un tournant crucial tant dans la carrière de Mal Waldron que dans l’histoire du label ECM. Enregistré le 24 novembre 1969 au studio Bauer de Ludwigsburg, Allemagne, c’est le tout premier disque publié sous la bannière ECM.
Le trio réunit Waldron au piano, Isla Eckinger à la contrebasse, et Clarence Becton à la batterie — ensemble, ils sculptent un jazz de chambre puissant, inventif, où liberté et rigueur se rencontrent.
Le répertoire alterne compositions originales — Rat Now, Rock My Soul, Balladina — et une reprise de standard, Willow Weep for Me, dont Waldron réinvente la mélodie par des harmonies denses et des variations rythmiques surprenantes.
L’album exprime ce que Waldron décrit comme sa rencontre avec le free jazz : non pas dans l’abandon, mais dans une exploration structurée, où l’improvisation se nourrit de motifs répétitifs et de contrastes saisissants.
Blood and Guts (1970)
Blood and Guts, premier album live de Mal Waldron, a été enregistré en mai 1970 au Centre Culturel Américain de Paris et publié la même année sur le petit label français Futura. Composé de quatre longues pièces dépassant chacune dix minutes, l’album révèle Waldron dans son format de prédilection : le trio, accompagné du jeune contrebassiste Patrice Caratini et du batteur Guy Hayat.
L’album s’ouvre sur l’original Down at Gill’s, porté par une section rythmique groovy qui propulse le piano de Waldron avec une énergie palpable. Comparé à ses autres enregistrements de l’époque, souvent plus tempérés ou mélodiques, ce morceau frappe par sa puissance et son souffle. My Funny Valentine se distingue par sa chaleur et son originalité, même si la fin semble s’étirer.
La Petite Africaine illustre le talent de Waldron comme compositeur : bop et groove se mêlent, la musique prend corps et vivacité. Enfin, le morceau éponyme Blood and Guts, déjà enregistré en solo cette année-là, gagne ici en couleur et en intensité grâce au trio, préfigurant les nombreuses relectures que Waldron en fera au fil des ans.
Spanish Bitch (1970)
Spanish Bitch est un disque intrigant et précieux dans la discographie de Mal Waldron : enregistré le 18 septembre 1970 au Tonstudio Bauer de Ludwigsburg (Allemagne de l’Ouest), sous la coupe du producteur Manfred Eicher mais jamais distribué par ECM, il ne parut à l’origine qu’au Japon, sur le label Globe.
Le trio réunit Waldron au piano, Isla Eckinger à la contrebasse et Fred Braceful à la batterie — une formation resserrée qui permet une exploration intense des textures et des rythmes. Le répertoire mêle compositions originales — « Spanish Bitch », « Black Chant », « All That Funk » — et une relecture audacieuse du classique contemporain Eleanor Rigby des Beatles, transformé ici en pièce sombre, presque méditative.
Ce disque se distingue par sa puissance intérieure : motifs harmoniques oscillants, dynamique tendue, interplay sensible entre les trois musiciens. Waldron y creuse un jazz modulaire, atmosphérique, parfois funèbre, mais toujours déchirant.
First Encounter (1971)
First Encounter, enregistré le 8 mars 1971 à Tokyo, est une rencontre musicale marquante entre Mal Waldron et le contrebassiste Gary Peacock, accompagnés du batteur japonais Hiroshi Murakami. Publié initialement au Japon par RCA Victor, cet album témoigne d’une alchimie rare entre les deux musiciens, alliant profondeur émotionnelle et exploration sonore.
Le répertoire se compose de quatre compositions longues, dont trois signées Waldron et une par Peacock. Les pièces, telles que She Walks in Beauty, The Heart Of The Matter, What’s That et Walking Way, offrent des improvisations introspectives et subtiles, caractérisées par une interaction fluide et une recherche harmonique commune. La mélancolie et la subtilité des compositions, mais également des improvisations, qui mettent en avant l’interaction entre les trois musiciens sont l’atout majeur de cet album remarquable.
Black Glory (1971)
Black Glory (1971) est un enregistrement capturé en concert au Domicile Club de Munich avec le contrebassiste Jimmy Woode et le batteur Pierre Favre. Ce disque, édité sur le label Enja, dévoile un Waldron en pleine possession de ses moyens, fusionnant le hard bop et l’avant-garde avec une intensité rare.
Ici, Mal Waldron déploie des accords groupés et des motifs répétitifs pour installer une tension intense sur Sieg Haile. Dès l’énoncé du thème, il déconstruit les références rythmiques traditionnelles, créant une forme libre où colère et intensité coexistent sous contrôle. Cette énergie se poursuit avec La Gloire du Noir, neuf minutes d’un jazz concentré et puissant. The Call introduit un nouveau thème, remplaçant tension et contrainte par espace et respiration, tandis que Rock My Soul offre une improvisation libérée, où chaque musicien s’exprime pleinement.
Quarante minutes suffisent pour se laisser emporter par ce voyage émotionnel, où la musique devient parole.
The Whirling Dervish (1972)
Publié en 1972 sur le label America, The Whirling Dervish figure parmi les sessions les plus audacieuses et exigeantes de Mal Waldron. Ses trois compositions épiques — Reaching Out, The Whirling Dervish et Walk — impressionnent par leur ampleur et leur intensité, mais l’écoute attentive révèle l’un des moments les plus inspirés du pianiste. Libéré des conventions de structure et de tempo, Waldron se plonge totalement dans chaque pièce, sculptant des lignes mélodiques à la fois puissantes et complexes, où l’émotion se mêle à une intelligence musicale aiguë.
La contrebasse de Peter Warren et la batterie de Noel McGhie ancrent le discours musical, tout en le propulsant vers l’inconnu : leurs rythmes imprévisibles suggèrent le pouls d’une vie étrange, encore jamais entendue, où l’instinct et la logique se confondent. La tension dramatique, la densité harmonique et la liberté d’improvisation font de cet enregistrement un voyage sonore captivant, exigeant mais profondément gratifiant.